Blog de Bernard André

Faut-il tout dire à ses collègues ? (2)

Dans notre blog précédent, nous abordions la question de comment dire à nos collègues leurs comportements qui nous dérangent. Nous aborderons aujourd’hui l’agacement que peuvent provoquer certaines habitudes ou pratiques de personnes qui nous entourent, que ce soit au bureau ou dans le cadre familial.
Le partage d’un espace commun, la proximité physique avec un ou une autre, exacerbe ce sentiment particulier qu’est l’agacement. Et en ces temps de confinement causé par le covid-19, chacun a l’occasion d’expérimenter ce ressenti. Ce qui est frappant, lorsque l’on s’attèle à examiner les causes d’agacement, c’est leur apparente futilité : bruits divers (mastication, tapotement répétitif du stylo sur la table de travail), manières de disposer les objets autour de soi, rangement (ou absence de rangement…), tels sont quelques exemples de causes d’agacement au bureau. Et dans la vie domestique, les choses ne semblent pas plus sérieuses : tubes de dentifrice ou de mayonnaise qui ne sont pas pressés « convenablement » ; place des clés, des souliers, du linge sales, etc.
L’agacement a ceci de particulier qu’il tend à occuper l’entier de la scène, au point que l’objet ou l’habitude qui l’a causé paraisse avoir fait disparaitre le reste de l’univers. Tout à coup, il n’existe plus que le dossier mal classé, le toner vide de la photocopieuse ou le staccato du stylo sur le bureau.
Si vous avez essayé de changer les habitudes de votre collègue de travail en lui disant, voire en lui répétant à de nombreuses reprises combien son comportement vous dérangeait, vous avez sans doute vécu un échec total. C’est que les causes d’agacement sont aussi tenaces que futiles !
C’est ce que met en évidence Jean-Claude Kaufmann lorsqu’il analyse les agacements dans le couple. Il met en évidence que les agacements qu’évoquent les personnes ayant participé à son enquête proviennent de heurts entre les identités des personnes en couple, alors même que les sources identifiées prêtent à sourire. C’est que « les objets familiers ne sont pas un simple décor. Ils portent et structurent la personne au plus profond d’elle-même à travers les gestes quotidiens » (p. 39). Le tube de dentifrice « pouitché » plutôt que pressé consciencieusement, les chaussettes sales qui trainent, les clés jamais à leur place, sont autant des éléments insignifiants que des marqueurs de l’identité de chacun, et par là difficiles à changer. Lorsque la structuration diffère entre deux personnes, il y a conflit d’identité. Pour Laurent Thévenot, nous nous définissons par usage des objets matériels et de la manière dont nous les disposons, et en retour, ces objets nous définissent en structurant nos manières d’être et de penser.
Que ce soit dans le couple ou dans le cadre d’un bureau partagé, les occasions de s’agacer mutuellement ne manquent pas. Loin d’être anodines, elles mettent en évidence des enjeux identitaires, ce qui permet de comprendre pourquoi l’on ne s’en débarrasse pas si facilement. Derrière les gestes qui irritent, les objets « pas à leur place », les manières de faire ou de ne pas faire se profilent toutes les habitudes sédimentées, les incorporations de perceptions et de gestes et les socialisations successives. Les retravailler demande une énergie importante et une disponibilité que l’on n’a pas toujours. Parfois, les agacements produits peuvent être contournés par l’humour, des pirouettes verbales plus ou moins habiles ou encore une répartition des rôles et des territoires permettant d’esquiver les confrontations.
Faut-il donc aborder les causes d’agacements avec ses collègues ?
Avant de le faire, et pour éviter une joute oratoire sans succès, mieux vaut apprivoiser votre agacement. Puisqu’il a tendance à occuper tout votre espace intérieur et extérieur, respirez ! Laisser l’agacement s’évaporer, reprenez contact avec chaque aspect du monde qui vous entoure, sans vous laisser absorber par LA cause de votre irritation, comme s’il n’existait plus qu’elle. « Laissez passer l’orage intérieur en attendant que l’émotion retombe d’elle-même », écrit Jean-Claude Kaufmann. Si l’agacement à cette capacité de surgir brusquement et remplir son attention, la décrue de l’émotion peut-être aussi rapide que sa montée, pour autant que petit à petit on l’apprivoise. La vie est faite de petite victoire : assurément aucune bonne résolution ne fera disparaitre les agacements d’un coup. Identifier ce choc des identités sans se laisser absorber par lui, tel semble être le chemin possible. Et une fois calmé, il est toujours possible de tenter d’aborder la chose avec son collègue. Il vous entendra… ou pas ! Mais dites-vous bien que si certaines de ses habitudes ont le don de vous hérisser, la réciproque est tout aussi vraie. Les chocs identitaires heurtent les uns et les autres, et demandent un peu d’humilité pour accepter aussi bien les agacements des autres que les siens.

André, B. (2020). Les conflits, c’est la vie ! Paris : La Boite à Pandore.
Kaufmann, J.-C. (2007). Agacements. Les Petites Guerres du couple. Paris : Armand Colin.
Thévenot, L. (1994). Le régime de familiarité. Des choses en personne. Genèses, 17(1), p. 72-101.


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