Blog de Bernard André

Les faits et leur mise-en-scène

La pandémie covid-19 occupe la première place dans l'actualité, et ceci depuis de nombreuses semaines. Rien d’étonnant à cela : c'est une réalité qui a et qui va avoir des conséquences importantes sur nos sociétés, et dont le confinement nous rappelle à chaque instant son actualité.
Sauf que cette réalité, dont nous ne nions ni l'existence ni ses effets, est perçue au travers d’une mise en scène généralisée, qui apparait clairement si on la met en regard de la pandémie de 1968. Peut-être que cette date ne vous dit pas grand-chose. Rappelons donc quelques faits. En février 1968, une épidémie se déclare en Chine. Elle prend une ampleur particulière à Hong Kong en juillet 68, ce qui lui vaut d’être baptisée « grippe de Hong Kong ». Entre l'été 68 et le printemps 70, elle est la cause du décès d'environ 1 million de personnes. Plus précisément, en France, elle est la cause de plus de 31'000 décès, dont 6158 rien que pour le mois de janvier 1969. Ce qui n'empêche pas Le Monde, dans son édition du 11 décembre 1969, d'écrire : "l’épidémie de grippe n’est ni grave ni nouvelle », rajoutant que « la crainte qu’elle inspire n’est qu’une « psychose collective ». Dans le même numéro, le journaliste cite l'Institut Pasteur : "La symptomatologie de cette grippe parait bénigne et, si l'on prévoit l'extension rapide et très large de cette épidémie, il ne semble pas cependant qu'elle doive prendre un caractère de quelconque gravité".
Janvier 1969, mars 2020 : des faits sont assez similaires : beaucoup de personnes contaminées, la plupart de manière bénigne, une petite proportion de manière mortelle. Ce sont les faits. À partir de là, deux mises en scène radicalement différentes.
En 1969, il n’y a aucun décompte des décès dans les journaux français. Il faudra même attendre 2005 pour que deux épidémiologistes et statisticiens étudient cette période pour connaitre l’ampleur exacte de la pandémie en France (Libération du 7 décembre 2005). Aujourd’hui, c’est quotidiennement que nous sommes abreuvés de statistiques, de taux de progression ou de ralentissement.
La pandémie de 1968 n’a intéressé personne : ni les pouvoirs publics, ni le public, ni les médias. Si le sujet est abordé très marginalement, c’était pour en souligner le « délicieux chaos » que la grippe provoquait : l’hôpital de Birmingham qui embauche n'importe qui afin de faire face à la défection de 500 infirmières, les queues devant les pharmacies pour les livraisons d'aspirine, les pannes d'électricité faute de techniciens, les lignes de métro interrompues faute de conducteurs... (Le Monde du 31 décembre 1969) Aucune mesure prophylactique n’a été prise. Le contraste avec aujourd’hui est saisissant : mesures de confinement, distance sociale, commerces fermés. Et les communiqués, conférences de presse, articles, blogs sont légion.
Comment comprendre ces différences ? Si elle n’est dans les faits, elle l’est dans leur mise en scène. Ce n’est pas une nouvelle théorie du complot : nul dramaturge qui déciderait souverainement de l’écriture du scénario. La société, dans son ensemble, participe à cette mise en scène au travers des multiples rétroactions qui lient chaque composant de la société : pouvoirs publics, presse et autres médias, système économique, système médical, etc. Et les attentes de la société, ses rêves et ses cauchemars, ses idéologies ou leur absence, les illusions et désillusions collectives nourrissent de manière essentielle le scénario. Sur la scène du monde, chacun joue sa partition, qui s’écrit en même temps qu’elle se joue : c’est la construction sociale de la réalité, pour reprendre le titre de l’ouvrage des sociologues Berger et Luckmann.
La pandémie actuelle est aussi réelle que celle de 1968. Les souffrances occasionnées aussi. Mais la manière dont la société a vécu ces deux épisodes est radicalement différente. Entre les années 60 et aujourd'hui, plusieurs éléments peuvent être avancés pour expliquer le changement de mise en scène. Parmi les hypothèses possibles, un rapport à la mort et à la souffrance qui s'est modifié, l'aversion pour l'incertitude, la perte de confiance dans un avenir radieux retrouvant de lui-même le chemin de la prospérité, et les connaissances scientifiques qui simultanément donnent prise sur les crises et font prendre conscience de leurs effets potentiels.
La mise en scène actuelle met en évidence entre autres la tension sécurité-liberté (jusqu’où sacrifierons-nous au contrôle pour éviter les risques et l’imprévisibilité) et celle entre santé et prospérité (confinement versus fonctionnement économique), avec en toile de fond les questions écologiques. Ce sont des questions qui étaient totalement absentes en 1969. Alors peut se poser la question : est-ce une "bonne" mise en scène ? Est-elle "intéressante", dans le sens : nous donne-t-elle à voir les choses les plus importantes ? Que cache-t-elle ? Que montre-t-elle ? Il me semble que la mise en scène actuelle contribue à maintenir que certains morts ont beaucoup moins de valeur que d’autres (il y a en ce moment même d'autres épidémies plus graves, faisant plus de morts : 219 millions de personnes malades et 435 000 décès en 2017 dus au paludisme…), que certaines causes de mortalité sont plus importantes que d'autres (la pollution de l'air a causé 8,8 millions de morts dans le monde en 2015…), que pour beaucoup, relancer la machine économique à n'importe quel prix vaut mieux que réfléchir à sa destination.
Tout fait social fait l'objet d'une mise en scène. Y être attentif est primordial, ne serait-ce que pour relativiser les propos de celles et de ceux qui péremptoirement se désignent porte-paroles de la vérité, détenteurs de la mesure à prendre ou à abandonner, chantre du réalisme et de l’objectivité. Ils oublient que la formulation même des problèmes que nous pose l’épidémie est marquée par la mise en scène que se donne la société. Certains acteurs tentent d’en modifier soit le texte, soit le jeu. Par opportunisme, par conviction, par conservatisme ou que sais-je encore. Ces tentatives, réussies ou non, n’échappent pas à la mise en scène générale : à la fois elles en dépendent, et la modifient en retour.
Restons donc attentifs à la manière dont certains acteurs (États, acteurs économiques ou sociaux, gourous…) arrivent à tirer profit de la mise en scène pour faire avancer leur projet. Être spectateur au théâtre peut être une expérience très plaisante. Cependant, lorsque la mise en scène est à l’échelle de la société, il est salutaire de sortir du cadre et de jeter un coup d’œil dans les coulisses. On ne peut s’affranchir totalement de la construction sociale de la réalité. Mais il est possible de prendre un peu de recul, ne serait-ce que pour gagner en lucidité.

Berger, P., & Luckmann, T. (2006). La construction sociale de la réalité. Paris : Armand Colin.
Bourdelais, P. (2003). Les épidémies terrassées, une histoire de pays riches. Paris : Ed. La Martinière.
Bensimon, C. (2005). 1968, La planète grippée. Journal Libération, 7 décembre 2005.
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