Blog de Bernard André

Peut-on tout gérer ?

S’il est un verbe dont l’usage semble tentaculaire, c’est celui de gérer. Bienvenue dans le monde de la gestion, où l’on gère ses émotions, ses conflits, voire son divorce … Tout semble affaire de bonne procédure, d’approche adéquate, de « know how » dont les spécialistes (souvent autoproclamés) ont décrypté pour vous les tenants et aboutissants de la vie pour vous en livrer les recettes éprouvées et vous débarrasser de ses embarras.
« Je gère » : voici une expression d’un contrôle revendiqué, d’une rationalité enfin débarrassée d’affects encombrants ou des scories de l’incertitude, pour faire place à la rassurante illusion de maîtrise. Rassurant, car face à tant d’imprévisibilité, d’incertitude d’insécurité, ce « je gère » tel un mantra incantatoire permet d’invoquer ce qui est si douloureusement absent : la maîtrise de nos mouvements intérieurs autant que celles des évènements extérieurs.
Pourtant, nous dit le dictionnaire de l’académie de langue française, « on ne peut gérer que des biens matériels ou ce qui peut y être assimilé. L'emploi extensif de ce verbe à d'autres domaines, comme dans « gérer un divorce, une maladie, un échec », etc., est de très mauvaise langue et doit être proscrit ». Me concernant, ce n’est pas tant pour le côté mauvaise usage que je m’engagerais dans cette proscription que pour la négation de la réalité que l’emploi de l’expression opère. Les relations humaines, les drames, les joies, les imprévus nous affectent. Se laisser bousculer par ces affects, se laisser entraîner sans sombrer est parfois l’occasion de découvrir de nouveaux territoires, de nouvelles perceptions, d’autres perspectives. Pour cela, il s’agit de développer ce que Philips (2009) à partir d’une correspondance de Keats nomme capacité négative, c’est-à-dire la capacité à être « dans l‘incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». Accepter de se sentir parfois perdu, assumer son impuissance à transformer certaines situations, consentir à des embarras plutôt que de s’en cacher et s’en défendre font, à mon avis, partie de l’art de vivre.
C’est pour cela que je me permettrai de vous souhaiter pour la nouvelle année assez de confiance pour admettre votre impuissance, et suffisamment d’assurance pour accepter l’embarras. Et tant pis si vous ne gérez pas !
Belles fêtes !

Phillips, A. (2009). Trois capacités négatives. Paris: Editions de l'Olivier.
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