Blog de Bernard André

C'est pas juste !

La justice est plurielle, et mieux vaut en tenir compte.
Parmi les valeurs dont presque tout le monde se réclame figure celle de justice. Et lorsque le sentiment de justice se trouve bafoué, le conflit est proche ou déjà là. Que ce soit pour des conflits sociaux ou interpersonnels, l’impression d’être victime d’une injustice est un des carburants qui alimente avec force les conflits. L’espoir de la plupart est d’obtenir justice, que justice soit rendue, qu’un arrangement juste et équitable soit trouvé. En effet, « la justice n’est pas une vertu comme une autre. Elle est l’horizon de toutes et la loi de leur coexistence […] Toute valeur la suppose ; toute humanité la requiert » .

Cependant, lors d’un conflit, il n’est pas rare que les deux parties se réclament de cette valeur, mais avec des conclusions opposées. Comment comprendre cela ? La justice serait-elle un concept purement subjectif ? Il y a effectivement une part subjective au sentiment de justice, principalement reliée à la notion de seuil. Par exemple, les variations de salaires peuvent être perçues comme juste, pour autant qu’elles ne soient pas trop grandes. Et le seuil à partir duquel c’est trop grand, donc injuste, varie en fonction des personnes et de leur perception d’elles-mêmes et de la situation.

Mais ce n’est pas le seul aspect qui entre en ligne de compte : il y a effectivement plusieurs principes de justice inconciliables entre eux. Chacun de ces principes peut être reconnu comme juste ; mais selon que l’on se réfère à l’un ou à l’autre, la manière de faire face à la situation sera différente, et donc potentiellement objet de conflit si l’autre partie convoque un autre principe de justice. Il vaut donc la peine de considérer comment s’expriment ces différents principes.

LES PRINCIPES DE JUSTICE
Des quatre formes de justice sociale reconnues, nous ne nous attarderons pas sur la justice pénale, dont le principe consiste à trancher entre le juste et l’injuste par l’interprétation et l’application de la loi. Pour ce qui concerne plus directement le sujet de cet ouvrage, c’est plutôt ce que l’on désigne habituellement par la justice organisationnelle qui importe, et celle-ci se divise en trois approches différentes : justice distributive, procédurale et interactionnelle.

LA JUSTICE DISTRIBUTIVE
Dans la justice distributive, la satisfaction du sentiment de justice provient de l’adéquation perçue entre sa propre contribution et la rétribution reçue, en comparaison d’un étalon, d’une référence. Cependant, la comparaison peut se faire sur trois modes différents :
Principe d’égalité : la rétribution est indépendante de la contribution. Cela signifie que ce dont chacun a droit ne dépend ni de ses qualités propres, ni de la quantité ou de la qualité de sa contribution. Par exemple, lorsque l’on parle de système de santé, il est généralement admis que chacun devrait avoir accès aux mêmes soins ; et ce que l’on désigne comme une « médecine à deux vitesses » est perçu comme injuste, ce qui manifeste un recours à ce principe d’égalité.
Les questions que soulève le principe d’égalité sont les suivantes : peut-on ou doit-on effectivement refuser toute inégalité ? Et quelles sont les inégalités admissibles ?
Principe d’équité (ou principe méritocratique) : la rétribution est directement liée à un aspect de la contribution. Le « salaire au mérite » en est un exemple bien connu, et l’on peut dire que la plupart des inégalités sont justifiées par ce biais. Pour les tenants de ce principe, qui insistent sur la liberté et la responsabilité de chacun, celui qui veut vraiment réussir le peut, et mérite sa récompense. Celle-ci peut prendre la forme du revenu, d’une position sociale ou l’accès à des ressources rares.
Ce principe soulève néanmoins une question importante : sur quelle(s) épreuve(s) fonder le mérite ? Est-ce en termes de sacrifices consentis ? De talents innés ? De la qualité ou de la quantité de sa contribution ? Et s’il y a épreuve, est-on sûr que la ligne de départ est la même pour tous ? Qui décide de ces épreuves ?
Principe des besoins : « À chacun selon ses besoins », tel est ce troisième principe de justice. Il se manifeste par exemple dans les politiques de discrimination positive, visant à accorder davantage de soutien aux personnes ou aux groupes défavorisés, de manière à leur accorder le même accès aux ressources.
Ce principe soulève naturellement aussi des questions : de quels besoins faut-il tenir compte ? Comment les évaluer ?
Il est remarquable de constater que chacun de ces trois principes de justice rétributive peut être considéré comme juste, et néanmoins, ils s’opposent les uns aux autres. La plupart des personnes passent de l’un à l’autre selon les circonstances, souvent de manière non réfléchie, en choisissant celui qui correspond à son avantage dans le contexte donné. Les enfants apprennent très tôt à naviguer entre ces principes, sachant mobiliser, mais sans les nommer tantôt le principe d’égalité, tantôt celui d’équité, pour obtenir ce qu’ils désirent. Et dans un conflit, les deux parties opposées peuvent chacune se battre « pour la simple justice », en ignorant que dans ce domaine rien n’est simple, surtout le choix du principe de justice à invoquer.

JUSTICE PROCÉDURALE
Si dans la justice distributive, la satisfaction du sentiment de justice provient de l’adéquation perçue entre sa propre contribution et la rétribution reçue, la justice procédurale se centre sur les manières de faire ou de procéder plutôt que sur les résultats ou les conséquences. Elle interroge les moyens mis en place (recours à des experts, tirage au sort, consensus…) et veille à ce que chaque situation similaire soit traitée de manière semblable. La satisfaction provient de l’accord sur les règles et le respect de la procédure fixée.

JUSTICE INTERACTIONNELLE
Il existe des situations dans lesquelles la satisfaction n’est pas le produit d’une rétribution juste ou d’une procédure juste, mais s’éprouve en considérant la qualité de la relation interpersonnelle vécue. Lorsque la personne expérimente du respect pour elle-même ou pour sa situation, que sa dignité est affirmée ou que les règles de politesse lui permettent de préserver sa face, alors elle estime avoir été traitée justement. La satisfaction provient donc essentiellement de la reconnaissance, du sentiment d’avoir pu s’exprimer et d’avoir été entendue, quelle que soit l’issue de la situation.

LA JUSTICE : UNE QUESTION CENTRALE, À GÉOMÉTRIE VARIABLE
Vous avez certainement rencontré, à une occasion ou une autre, chacun des principes de justice exposés. Et selon les situations litigieuses auxquelles vous avez dû faire face, il est fort probable que vous avez invoqué vous-même l’un ou l’autre de ces principes, en optant (souvent inconsciemment) pour celui qui vous permettait d’arriver à vos fins. C’est ainsi que la justice est à la fois un élément important dans chaque conflit, et en même temps un élément sur lequel il est nécessaire de s’accorder : la justice absolue n’existe pas, seul existent des principes de justice, pluriels et contradictoires. Ils permettent de s’orienter, de problématiser les situations, de peser les éléments à prendre en compte, et placent les protagonistes devant des choix, le premier étant de s’accorder sur le principe à respecter dans la situation présente, faute de quoi les échanges seront difficiles. En avoir une connaissance non seulement intuitive, mais aussi explicite permet une meilleure compréhension des enjeux, des limites de ces principes et des questions qu’ils posent, de manière à pouvoir faire des choix éclairés.
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