Blog de Bernard André

Faut-il tout dire à ses collègues ? (1)

Le 21 février, le journal « Le temps » titrait ainsi un article, abordant la question de la place des reproches dans le monde du travail. Faut-il dire à tel collègue que tel comportement nous agace ? Faut-il reprocher à son supérieur hiérarchique sa gestion par l’anecdotique impliquant une dispersion dans les tâches peu propice à l’efficience ?
Ne pas dire, c’est risquer la rancœur, ou l’explosion quand une goutte fait déborder le vase. A l’autre extrême, tout dire au nom de la transparence et d’une obsession de l’harmonie peut s’avérer tout aussi contreproductif. Dire ou ne pas dire : telle est donc la question posée.
Deux éléments nous paraissent importants à considérer : la première est : mais comment dire ? Et la seconde est relative à l’agacement que peuvent provoquer certaines habitudes ou pratiques de personnes qui nous entourent. Nous aborderons la seconde dans un prochain post pour nous concentrer aujourd’hui sur la première.
Il me semble patent que dans notre culture vaudoise – mais est-ce bien différent dans les cultures environnantes ? – la manière de faire des reproches ne fait pas partie des codes couramment maitrisés. C’est comme si ce comment était laissé à la créativité ou l’impulsivité de chacun, avec la contrepartie de laisser chacun seul devant la tâche et devant les réactions provoquées. Et dans ces moments où des reproches s’expriment, les enjeux de face sont particulièrement importants et sensibles : comment ne pas (trop) risquer de perdre la face, et comment ne pas faire perdre la face à l’autre ? Ces enjeux de face, présents dans toute relation de face à face, ont été particulièrement analysé par le sociologue Erwin Goffman, qui a mis en évidence comment ces enjeux structuraient les relations humaines.
Devant le risque de perdre la face, il est souvent plus facile, du moins à court terme, de renoncer au reproche et de se contenir. Mais cela ne calme pas forcément les émotions soulevées, avec alors un nouveau risque, celui de les exprimer avec une violence cachée ou visible : ragots, médisance, exclusion, ironie pour les formes cachées et souvent admises socialement ; explosion physique ou verbale de colère, pour les formes bien visibles.
Une autre manière d’apaiser les émotions soulevées consiste à opérer un déplacement de leur expression, particulièrement lorsque la relation ne permet pas leur expression, par exemple lorsque le protagoniste est un supérieur hiérarchique. Ce déplacement permet d’exprimer son ressentiment ou sa rancœur en la projetant sur des destinataires pas ou peu concernés : ce peut être d’autres collègues ou de subalternes, ou encore dans le cadre de sa famille lorsqu’il s’agir de conflits professionnels. Déverser sur ses proches les rancœurs accumulées au travail soulage momentanément, mais à quel prix ! La vie familiale ou conjugale s’en trouve durablement affectée.
Enfin, faute de ne pas avoir dit ou exprimé ses reproches, il reste toujours la possibilité de somatiser son ressentiment : maux de dos ou de tête, troubles digestifs en sont parfois des symptômes.
Ainsi, à la question « dire ou ne pas dire » s’en ajoute une tout aussi importante : comment dire ?
Plusieurs canevas permettant de se préparer pour dire un reproche existent. Le plus connu est sans doute celui de la communication non violente. Pour notre part, nous en proposons un autre, formulé par Sharon et Gordon Bower et connu sous l’acronyme DESC : Décrire, Exprimer, Spécifier, Conséquences.
En voici un exemple tiré de notre ouvrage : Les conflits, c’est la vie :
D : Hier, je t’ai appelé sur ton numéro de portable à plusieurs reprises, et tu n’as ni répondu ni rappelé.
E : Dans cette phase du projet, ça me stresse de ne pas pouvoir échanger sur les derniers détails à régler, et j’ai peur que le contrat nous échappe.
S : Dans une telle situation, je te demande de me rappeler dès que possible, de manière à pouvoir être efficace.
C : De cette manière, nous pourrons tenir les délais et je serai plus relax.

Il y a certes un temps pour dire, et un temps pour se taire. Mais si vous dites, alors il vaut la peine de se préparer, de choisir ses mots, en veillant à ne pas faire perdre la face à son interlocuteur.

André, B. (2020). Les conflits, c’est la vie ! Paris : La Boite à Pandore.
Bower, S. A., & Bower, G. H. (1991). Asserting Yourself: A Practical Guide for Positive Change. New York: Da Capo Press Inc.
Goffman, E. (1979). La mise en scène de la vie quotidienne : la présentation de soi. Paris : Les Éditions de Minuit.
Goffman, E. (1973). Les relations en public. Paris : Les Éditions de Minuit.
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